États-Unis : au Texas, le combat des femmes pour avorter

Dans cet État du Sud, le droit à l’avortement recule d’un demi-siècle. La loi SB8, appliquée depuis le 1er septembre, interdit tout IVG après six semaines. Les Américaines doivent désormais se débrouiller.

Mis à jour le 6 décembre 2023 à 15:13

Thomas Harms, correspondance particulière.

À 21 ans, Lori, étudiante qui se protégeait avec des contraceptifs, a dû se rendre à l’évidence et faire un test de grossesse. Elle n’avait jamais pensé que la loi texane pourrait l’affecter. « J’ai continué à vivre ma vie d’étudiante insouciante à l’université. Mais, quand la gynécologue m’a dit qu’elle estimait ma grossesse à dix semaines et demie, je me suis mise à pleurer et je n’ai pas pu m’arrêter. J’étais dévastée et terrifiée parce que je pensais que la seule option qu’il me restait avait disparu.  »

Les États du Sud contestent les fondements du droit à l’avortement

Lori a appelé trente cliniques avant d’obtenir un rendez-vous dans le Mississippi, à sept heures de route de chez elle. Elle y est allée avec son père, avec l’espoir de mettre fin à son calvaire. Mais, à la fin de la visite, le médecin lui dit que la loi du Mississippi oblige à une semaine de « réflexion » entre la visite médicale pour une interruption volontaire de grossesse (IVG) et la procédure.

Dépitée, elle a dû rentrer au Texas, refaire un aller-retour quelques jours plus tard, avec sa mère cette fois. Une violence psychologique qui a rendu Lori déprimée, anxieuse et avec le sentiment d’être très seule. Entre l’annonce de sa grossesse et l’intervention, trois semaines ont passé. Son IVG a eu lieu à la 14 e semaine. Pour Lori il s’en est fallu de peu, car si le Texas interdit tout avortement après six semaines, le Mississippi l’interdit après quinze. Cette limitation votée en 2018 est, avec la loi texane, au cœur de la bataille autour de la restriction de l’avortement.

Depuis les jugements Roe vs Wade de 1973 et Planned Parenthood vs Casey de 1992, la Cour suprême des États-Unis a autorisé les IVG jusqu’à ce que le fœtus soit viable hors du ventre maternel, en général autour de vingt-quatre semaines. Ce qu’aujourd’hui les États du Sud contestent. Les législateurs du Mississippi estiment que la science a évolué et permet une viabilité du fœtus à partir de quinze semaines. La Cour suprême étudie actuellement la constitutionnalité de cette loi. «Ça me sidère de penser que Roe contre Wade pourrait être annulé », conclut Lori. « C’était un moment charnière dans l’histoire des droits des femmes. Et penser que cela pourrait nous être retiré, cela me choque et honnêtement cela m’horrifie.  »

Va-t-on vers une interdiction totale de l’avortement aux États-Unis ? Peut-être pas, mais une restriction drastique du droit à l’avortement dans tous les États-Unis est très probable. Les associations féministes craignent en effet que les juges de la Cour suprême (composée de 6 conservateurs face à 3 libéraux) ne proposent ce qu’ils qualifieraient de compromis en retoquant la loi texane qu’ils jugeraient « trop extrême » tout en validant celle du Mississippi.

La loi SB8, on ne parle plus de la femme mais de ceux qui l’ont aidée

« Trop extrême » moins par la limite des six semaines que par le procédé légal qui désengage les autorités. La loi SB8 précise en effet que l’avortement après six semaines n’est plus un crime que les autorités doivent traquer mais qu’il revient désormais à tout un chacun d’attaquer en justice tous ceux soupçonnés d’avoir enfreint la loi. On ne parle pas de la femme qui souhaite avorter (ce serait désormais trop choquant pour l’opinion nord-américaine), mais de ceux qui l’ont aidée : le chauffeur d’Uber qui conduit la femme enceinte dans une clinique, l’ami qui lui conseille un médecin ou une faiseuse d’anges, ou toute association qui lui vient en aide financièrement.

En outre, en cas de plainte farfelue, la justice ne peut contraindre le plaignant à rembourser les frais de justice à la défense. Et si le délit est avéré, l’État texan offre une prime de 10 000 dollars (8 814 euros) au minimum au plaignant. De quoi vider les caisses des cliniques en frais de justice et relancer les chasseurs de primes.

La loi texane aussi sévère que celle du  Nicaragua ou du Salvador

Quelle que soit la décision des juges à Washington, les organisations de défense de l’avortement sont assez pessimistes. Anu Kumar est la présidente de l’ONG Ipas qui promeut et défend l’IVG dans le monde entier. «La loi texane n’a pas d’exception pour des cas d’inceste ou de viol. Elle est similaire aux législations les plus sévères que l’on trouve au Nicaragua ou au Salvador. Ce n’est certes pas fini, il y a encore beaucoup de batailles judiciaires à venir, mais les prises de position de la Cour suprême ne sont pas un bon signe. Ces vingt-cinq dernières années, plus de 40 pays ont rendu l’IVG légale dont l’Irlande, le Rwanda, la RDC ou l’Argentine. Les États-Unis sont vraiment à contre-courant. Dans le pays qui se veut le cœur des démocraties, c’est un vrai déni des droits humains.»

Seule voix discordante interne à la Cour suprême, la juge Sonia Sotomayor

Le 10 décembre, la Cour suprême a publié une décision où elle rejette le recours de l’administration Biden qui demandait de suspendre l’application de la loi et laisse aux tribunaux locaux le soin de juger de la constitutionnalité du texte. «Cette décision nous apparaît très décevante mais elle n’est pas une surprise », poursuit Anu Kumar. « Le futur s’annonce plutôt sombre car ce jugement révèle clairement la position de la Cour suprême. Je pense que les recours sur les lois du Texas et du Mississippi et sur d’autres lois similaires sont voués à l’échec. » Seule voix discordante interne à la Cour suprême, la juge Sonia Sotomayor a publié une annexe à la décision du 10 décembre. Elle écrit : « La Cour (suprême) aurait dû mettre un terme à cette folie il y a plusieurs mois (…). Elle n’a pas réussi à le faire à l’époque, et elle échoue à nouveau aujourd’hui. »

10 000 $, c’est désormais la « prime » qu’est susceptible de toucher toute personne qui dénonce un avortement « illégal ».

Un coût de l’IVG qui tourne autour de 470 dollars

Dans un parc au cœur de Houston, la plus grande ville du Texas, une petite dizaine de femmes manifestent leur opposition au maintien de la loi. Aux cris de « Mon corps, mon choix», elles donnent de la voix, mais peu de passants les rejoignent. Aimee Arrambide est la directrice de l’ONG pro-avortement Avow-Texas (Unapologetic Abortion Advocacy) qui fait partie des organisatrices de ce rassemblement.

« Cette loi a déjà interdit à beaucoup l’accès aux soins dont les femmes ont besoin. Cette législation oblige aussi des milliers de personnes à poursuivre leur grossesse jusqu’à son terme, même si elles y sont opposées. De plus, la précédente loi anti-avortement du Texas, en 2013, a causé la fermeture d’une vingtaine de cliniques sur la quarantaine qui étaient installées dans cet État. Et, quand trois ans plus tard, la Cour suprême a jugé cette loi anticonstitutionnelle, les dégâts avaient déjà été faits et les cliniques n’ont pas rouvert », constate-t-elle.

LaKeia travaille comme assistante sociale dans le plus gros établissement de planning familial de la ville. Sa clinique est restée ouverte, mais elle est très lasse. « Depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, on ne peut qu’aiguiller les femmes vers d’autres cliniques, hors du Texas. Mais ce n’est pas facile à accepter pour elles. Beaucoup de patientes se ferment à ce moment parce qu’elles ne savent pas comment elles vont pouvoir se payer un avion ou l’essence pour leur voiture pour pouvoir sortir du Texas… sans parler du coût de l’IVG lui-même qui tourne autour de 470 dollars, explique-t-elle. Il existe beaucoup de fonds d’aide qui financent ces femmes pour qu’elles puissent se rendre dans d’autres États. Hélas, la plupart des patientes ne le savent pas. »

Dans l’ombre, ONG et associations œuvrent pour aider les femmes

Ainsi Texas Equal Access Fund, Buckle Bunnies Fund ou encore l’organisation Lilith Fund, dont Cristina Parker fait partie, agissent dans l’ombre pour aider les femmes qui veulent avorter. «La moitié des femmes qui nous contactent ont dépassé les six semaines et doivent donc se rendre dans un autre État.» Mais, depuis l’entrée en vigueur de la loi SB8, les appels reçus par Lilith Fund ont beaucoup diminué. Par peur de la loi, ces femmes se résignent à leur grossesse, ou elles quittent le Texas sans aide, ou elles pratiquent elles-mêmes l’IVG. Ce qui désole Cristina Parker : « C’est difficile de savoir quels sont les impacts de cette loi pour celles qui ne nous contactent pas, parce que nous n’avons aucune nouvelle de ces femmes, et c’est vraiment un crève-cœur de se dire qu’on ne peut pas les aider.  »

Il n’existe pas encore de statistiques sur le nombre de femmes qui se rendent dans un autre État pour avorter. On sait juste qu’en Louisiane, au Nouveau-Mexique, au Kansas ou au Colorado, jusqu’à 80 % des patientes des cliniques qui pratiquent l’avortement viennent du Texas. Et ce voyage coûte cher. Jasmine, déjà mère, ne peut pas se permettre d’avoir un autre enfant. Enceinte de neuf semaines, elle est partie avec son compagnon dans une clinique de l’Oklahoma, à 300 km de chez elle. « J’ai dû faire tout ça pour conserver un semblant de vie normale. J’ai peur pour les autres femmes. Elles vont être désespérées et chercher des moyens illégaux pour faire une IVG. » Entre l’intervention, le transport et la nuit d’hôtel, son avortement lui a coûté 1 280 dollars (1 128 euros), raconte-t-elle dans une vidéo diffusée sur le site Vice. Elle n’a pas fait appel à des fonds d’aide et a dû emprunter de l’argent.

Les femmes du Texas, aujourd’hui, craignent le pire. Karen, 25 ans, est l’une des militantes féministes venue crier son dégoût de la Cour suprême. « Si aller dans un autre État est la seule solution, alors, oui, j’aiderai à sortir du Texas. Je prendrai toujours le risque d’aider quelqu’un à pratiquer un avortement. Restreindre l’IVG n’a jamais arrêté l’avortement, cela le rend juste plus dangereux en stoppant l’accompagnement sanitaire et médical. Même interdit, il y aura toujours des avortements au Texas. Mais des femmes vont en mourir.»

Thomas Harms


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