Crise en Ukraine : à qui profite l’escalade

Europe Au terme de plusieurs mois de tensions, de mouvements de troupe, de discours agressifs, le spectre d’une invasion de l’Ukraine s’éloigne avec la reprise du dialogue entre les divers acteurs. Mais jusqu’à quand ?

Mis à jour le 31 août 2023 à 03:29

Depuis plusieurs semaines, le scénario d’une invasion russe de l’Ukraine est agité par les chancelleries occidentales. Washington a multiplié les avertissements alarmistes et le président des États-Unis, Joe Biden, affirmait le 19 janvier qu’il s’attendait à ce que son homologue russe, Vladimir Poutine, ordonne une invasion. Mercredi encore, la vice-secrétaire d’État américaine Wendy Sherman imputait au dirigeant russe la volonté de « faire usage de la force militaire à un moment donné, peut-être entre maintenant et mi-février ». Une stratégie de communication qui va jusqu’à « exhorter » les ressortissants états-uniens en Ukraine à « envisager de partir maintenant » pour éviter d’être piégés « dans une zone de conflit ».

En marge de cette escalade verbale, les négociations bilatérales russo-américaines sur l’architecture de sécurité européenne, relancées lors de la rencontre entre Vladimir Poutine et Joe Biden à Genève, le 16 juin, se poursuivent. De même, une réunion mercredi entre les diplomates allemands, français, russes et ukrainiens sur le conflit en cours dans l’est de l’Ukraine a abouti à un rare engagement commun à préserver le cessez-le-feu. Entre manœuvres militaires de Moscou, discours agressifs des Occidentaux, redéploiements de l’Otan, achats militaires par l’Ukraine, quels intérêts défendent ces différentes puissances ?

Les Ukrainiens moins inquiets que leurs dirigeants

Les bruits de bottes montent à la frontière russo-ukrainienne, où 100 000 soldats restent massés avec des blindés depuis plusieurs semaines. Moscou a également débuté, mercredi, des exercices militaires avec 6 000 hommes, des avions de chasse et des bombardiers dans le sud de la Russie et en Crimée annexée en 2014. Des groupes de navires sillonnent également la mer Noire et la Caspienne. À Kiev, on n’imagine pas un conflit ouvert avec la Russie. « L’idée d’une guerre éclair ou d’une guerre tout court n’est pas sérieuse. Je doute que Vladimir Poutine prenne ce risque. Mais, surtout, les gens en ont marre d’entendre toute la journée que nous allons être envahis », confie Xenia, une habitante de la capitale ukrainienne.

Face aux déclarations inquiétantes de l’administration Biden, les autorités du pays jouent l’apaisement. Le ministère des Affaires étrangères a exprimé son irritation face à la décision du Royaume-Uni et des États-Unis de rappeler les personnels de leurs ambassades. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a salué jeudi les pourparlers « constructifs » qui se sont déroulés à Paris entre les représentants de l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine en vue de désamorcer la crise.

Le Donbass  toujours dans une impasse diplomatique

Les autorités ukrainiennes sont aussi responsables de l’impasse diplomatique dans laquelle se trouve le Donbass. Après huit ans de conflit, les deux républiques autoproclamées de Lougansk et de Donetsk n’ont aucun statut. Les accords de Minsk, qui ont débouché sur un cessez-le-feu en 2015 après 13 000 morts, ne sont toujours pas appliqués. Élu en avril 2019 avec plus de 70 % des voix, le président Zelensky s’était fixé deux priorités : la lutte contre la corruption et la résolution de ce conflit. Deux promesses électorales non tenues par l’ancien acteur, qui avait su capter le ras-le-bol des Ukrainiens vis-à-vis de la guerre, des inégalités et des élites intouchables sans proposer de solution. « Des promesses similaires avaient été faites lors du mouvement de Maïdan, en 2013-2014. Cette colère demeure, les gouvernements successifs n’ont jamais répondu aux attentes sociales – logement, salaires, emploi, retraites – alors que l’armée a bénéficié d’efforts budgétaires et d’investissements », s’agace Anatoly, un ancien cadre du Parti communiste ukrainien. Zelensky a récemment reçu des aides militaires : 90 tonnes d’armes létales, 650 millions de dollars de matériels sécuritaires et le versement d’une tranche budgétaire du FMI de 700 millions en 2021.

Plusieurs diplomates estiment aujourd’hui que les principales autorités en Ukraine ne veulent plus du Donbass. Sa réintégration ferait peser trop d’incertitude sur l’avenir de l’Ukraine avec 4 millions de « prorusses ».

Les Russes majoritairement opposés à une intervention

Un conflit éventuel avec l’Otan occupe en Russie une part importante du débat médiatique. Au sein de la population, l’opposition est claire : plus de 56 % des Russes sont opposés à une guerre.

Cette nouvelle crise marque un tournant stratégique des autorités russes. Échaudé par plusieurs refus de discuter de l’architecture de sécurité avec l’Europe et les États-Unis, le pouvoir a changé d’attitude au début de 2021. Les troupes russes ont commencé des exercices militaires à grande échelle le long de la frontière ukrainienne. « Incapable d’ignorer les actions de la Russie, le président américain, Joe Biden, a invité Poutine à le rencontrer à Genève, même si la Russie ne figurait pas auparavant parmi les priorités de la Maison-Blanche. Cette tactique consistant à forcer Washington à engager des pourparlers avec Moscou a été exprimée par Poutine en 2018 dans un discours aux deux chambres du Parlement russe. Présentant un e gamme de nouveaux systèmes d’armes, le président russe a déclaré à propos des États-Unis : “Personne ne nous écoutait auparavant. Eh bien, écoutez-nous maintenant” », rappelle Dimitri Trénine, du Centre Carnegie de Moscou, dans une analyse publiée le 20 janvier.

La stratégie russe visait à forcer des discussions bilatérales avec les États-Unis pour obtenir des réponses fermes : un engagement formel de non-extension de l’Otan et une baisse de la présence militaire en Europe. La Russie a dévoilé, le 17 décembre, deux propositions de traités. Les États-Unis viennent d’y répondre en rejetant formellement les demandes clés de Moscou : la fin de la politique d’élargissement de l’Alliance atlantique et le retour de leurs déploiements militaires sur les frontières de 1997. « On ne peut pas dire que nos points de vue ont été pris en compte ou qu’il y ait une volonté de prendre en considération nos préoccupations », a regretté jeudi le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, ajoutant que Moscou allait réagir sans se presser.

Les États-Unis et l’Otan : les pompiers pyromanes

Depuis la chute de l’URSS, les États-Unis ont constamment élargi la présence de l’Otan aux frontières russes malgré les promesses faites à l’époque à Mikhaïl Gorbatchev. En tentant d’affaiblir une puissance toujours tenue pour ennemie, les États-Unis ont joué sur la peur qu’inspire la Russie chez nombre de ses voisins pour lier des partenariats et des engagements de sécurité. Avec son « principe de la porte ouverte à l’Otan », le secrétaire d’État Antony Blinken ne compte pas renier cette stratégie. Et refuse de s’engager formellement à ne jamais laisser l’Ukraine entrer dans ­l’Alliance atlantique. Pourtant, Washington ne semble pas prêt à intervenir militairement. Dans une longue tribune, Joseph Gerson, président de la Campagne pour la paix, le désarmement et la sécurité commune, porte un regard sévère sur les raisons de cette crise : pour lui, sa résolution « pourrait être accélérée si le président Biden ou le secrétaire d’État Blinken proposaient un moratoire sur les nouvelles adhésions à l’Otan et des négociations constructives pour établir un cadre de sécurité eurasiatique durable. Une telle déclaration éloignerait le spectre d’une guerre ».

La France et l’Union européenne ont un rôle à jouer

Dans ce dossier, le président français semble décidé à œuvrer pour la désescalade. Avec le nouveau chancelier allemand, ils ont relancé les discussions en « format Normandie » (Ukraine, Russie, France et Allemagne). Un entretien téléphonique avec Vladimir Poutine doit avoir lieu ce vendredi. Dans son récent discours devant le Parlement européen à Strasbourg, Emmanuel Macron a appelé l’UE à participer à la définition de nouvelles structures de sécurité. « À l’occasion du Conseil européen, en juin, Emmanuel Macron avait déjà appelé les Vingt-Sept à reprendre le dialogue avec la Russie et à ne pas laisser le monopole des négociations aux États-Unis », rappelle Jean de Glinisaty. En vain.

« Les Russes cherchent une garantie de sécurité »

Ambassadeur de France en Russie de 2009 à 2013, Jean de Gliniasty décrypte la crise ukrainienne et les scénarios de désescalade.Jean de Gliniasty Directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS)

Comment qualifier ce nouvel épisode de tensions autour de l’Ukraine ?

Le seul élément nouveau, c’est la proposition des Russes de négocier. Les États-Unis ont accepté et vont remettre des contre-propositions avant la fin de la semaine. Des négociations diplomatiques entre les deux puissances ont donc débuté ces dernières semaines sur la question de la sécurité en Europe. Depuis, on assiste à une forme d’hystérisation collective avec des manœuvres militaires des Russes en Biélorussie et en Crimée, des redéploiements de l’Otan, des menaces de sanction. Chacun en tire parti. Les États-Unis endossent le rôle de fédérateur du camp occidental. Les Russes, eux, négocient tout en maintenant une pression militaire.

Rappelons que le président russe, Vladimir Poutine, a toujours affirmé qu’il n’envahirait pas l’Ukraine. Certes, il y a des manœuvres militaires russes mais il y en a toujours eu. En avril 2021, 100 000 hommes avaient été massés à la frontière. Au même moment, l’Otan réalisait les opérations militaires les plus importantes depuis vingt-cinq ans. Cela fait partie des gesticulations habituelles. Sauf que, cette fois, du matériel de guerre en grande quantité a été mobilisé, ce qui laisse signifier à l’adversaire qu’en un court laps de temps, une intervention est possible. C’est ce qui doit inquiéter les services de renseignement étrangers.

Une invasion de l’Ukraine par la Russie et une guerre éclair vous apparaissent-elles un scénario réaliste ?

Il me semble que, si les Russes attaquaient l’Ukraine, ça n’aurait rien d’une promenade de santé. Et les Russes le savent parfaitement. Si la Russie négocie, c’est que le temps joue contre elle en Ukraine. Un fort sentiment national émerge dans l’ensemble du pays. Il se cristallise y compris au sein de la population russophone et dépasse la zone traditionnelle du nationalisme ukrainien, frontalière de la Pologne et de la Hongrie. Cet élan est encouragé par d’importantes aides financières et militaires internationales.

Est-ce que des moyens existent pour sortir de cette crise ?

Il faut négocier. Il y a deux traités mis sur la table par la Russie pour limiter l’influence militaire des États-Unis et de l’Otan dans son voisinage. Au départ, ils ont dit « c’est à prendre ou à laisser », avant d’accepter de discuter. Il y a trois éléments dans ce projet, le désarmement conventionnel, le désarmement nucléaire, puis l’engagement politique pris par l’Otan de ne pas s’étendre ni de renforcer ses forces dans les anciennes républiques soviétiques. On va désormais connaître les contre-propositions américaines.

Peut-on parler de méconnaissance vis-à-vis de la Russie ?

Il existe une impossibilité psychologique d’intégrer les positions de l’adversaire. Dans la réalité, il se passe quelque chose de très intéressant. Les Russes sont en train de proposer de renoncer à leur volonté d’influence sur l’Ukraine en échange de garanties de sécurité. Les États-Unis l’ont parfaitement compris et ne cherchent pas à faire exploser la situation. Ils n’ont pas besoin d’un second front car leur préoccupation principale reste la Chine. Ils voudraient calmer le jeu mais en même temps empocher l’actif stratégique que constitue la perte de l’Ukraine pour les Russes. Le marché est : une garantie de sécurité pour la Russie et de l’autre la renonciation de Moscou à jouer le rôle qu’elle tenait sur l’évolution de l’Ukraine.


à lire aussi

Industrie de l'armement : Sébastien Lecornu veut « produire plus et plus vite »

Monde

Publié le 26.03.24 à 20:29

Le terrorisme islamiste en Asie centrale, une menace réelle pour la Russie

Monde

Publié le 25.03.24 à 18:34

« On n’a jamais autant déjoué d’attentats en France », Darmanin justifie le niveau maximal d’alerte du Plan Vigipirate

Monde

Publié le 25.03.24 à 07:17

Vidéos les plus vues

Brigitte Macron, un homme ? Aux origines de la fake news

Publié le 28.03.24 à 16:44

Démission du proviseur de Maurice-Ravel : le témoignage poignant d'une enseignante

Publié le 27.03.24 à 22:14

Une femme de ménage licenciée pour un euro

Publié le 27.03.24 à 15:29

Hannah Gadsby, humoriste australienne : le coup de cœur de Tahnee

Publié le 26.03.24 à 18:00

Macron veut boxer Poutine ?

Publié le 26.03.24 à 16:04

« Oubliées et invisibilisées », le cri d'alarme des assistantes sociales

Publié le 22.03.24 à 19:16